dimanche 28 mars 2010

Tout est relatif...

Bonjour Ami Terrestre,

C'est la nuit. Sous le ventre du 747 qui nous ramène à CDG, l'Atlantique défile à plus de 900 km/h. Je suis en garde en porte 5 gauche pour environ deux petites heures, lors de ce vol retour de Miami. La croisière est turbulente, les techniques ont allumé les consignes lumineuses. Cela ne dissuade pas quelques passagers de quitter leur siège malgré le danger potentiel d'une secousse plus forte que les autres. Les consignes sont allumées, plusieurs annonces ont été effectuées, dans à peu près toutes les langues possibles. Alors je ne me bats plus. Je ne suis pas gendarme. Lorsqu'un passager se rapproche des toilettes, je lui rappelle de faire attention car la consigne est toujours allumée. APDUV*, bien sûr. C'est assez habituel : rappelez à un PAX qui se lève qu'on est en pleine zone de turbulences, il vous répondra invariablement que "oui oui mais moi je vais juste aux toilettes". Ah ben ça va alors. Il est évident que le "cunimb" orageux va se vaporiser immédiatement, que les reliefs du sol vont s'aplanir instantanément pour annihiler tout mouvement de convection, que le gros porteur qui nous précède sur le track va couper ses réacteurs sur le champ pour tuer dans l'oeuf son sillage, que les streams, ces immenses vents dominants qui parcourent inlassablement le globe vont débrayer d'un claquement de doigt... afin que monsieur puisse aller faire pipi en toute sécurité. Évidemment. Sans compter que sur les autres compagnies, c'est bien connu, il n'y a jamais de turbulences, et-je-le-sais-car-je-voyage-souvent.
Bref, devant le balai incessant de mes passagers sans peur me vient une idée pour mon petit blog. Il faut que je rédige un billet sur tous ces petits comportements, ces petites réactions aberrantes et illogiques que ces gens au demeurant d'intelligence normale - espérons-le - sur le plancher des vaches s'évertuent, vol après vol, à reproduire à bord. Et qui font rire parfois, mais qui à la longue peuvent rapidement agacer le Petit Navigant Commercial et lui faire perdre patience - en dépit de son professionnalisme ! J'attrape ma fiche de vol et entreprend donc de dresser une liste aussi exhaustive que possible de ces petits épisodes souvent coquasses, que je classe en catégories pour faciliter la rédaction : sécurité, service, accueil etc. Ce sera un billet sympa, me dis-je... Avec assez d'humour pour ne pas barber mon Ami Terrien, et peut-être une réflexion de fond sur le pourquoi du comment. Je pourrais intituler ça "Travers de PAX", par exemple.

Mais tu es perspicace, Ami Terrien. Tu as bien vu que ce n'était pas pour cette fois, puisqu'un autre titre orne ce billet-ci. Je te sens un rien déçu. Mais promis, je le rédigerai, ce billet. Simplement, il est parfois des événements, des situations qui peuvent contrarier certains projets. Et l'incident qui survint un peu plus tard lors de cette traversée me fit perdre toute envie de rire - même gentiment - de comportements de gens qui malgré tout nous font confiance vol après vol sur des sujets ô combien plus graves qu'un poulet ou un foie gras manquant.

Mais pour le moment, fier de ma trouvaille, je range ma fiche de vol dans la poche de ma veste et entreprend de rendre ma veille aussi active que possible, histoire de ne pas sombrer (j'ai eu trop chaud au poste repos tout à l'heure, impossible de fermer l'œil, alors la fatigue commence à se faire sentir)...
Bon an mal an, la garde se passe, et je commence à préparer la cabine arrière pour le service du petit-déjeuner. Ranger la voiture bar positionnée à l'arrière, débarrasser au maximum la cabine etc. Pendant ce temps, au galley, ma collègue a sorti les voitures et commence à les gréer gentiment. Il est temps pour moi d'aller réveiller les collègues au poste repos, armé de la traditionnelle bouteille d'eau et de la pile de gobelets.

Et nous voilà de nouveau au complet. Les choses se précisent. La chef de cabine a redonné de la lumière en cabine pour le service. Avec quelques collègues nous commençons à distribuer les plateaux spéciaux pour les passagers qui en ont fait la demande. Alors que je repasse à l'office avec un "végé" invendu, l'interphone de la porte 4 droite émet son plus beau "high-low" (sonnerie plus communément connue sous l'appellation "Ding-Dong"). Je décroche le combiné et comme à l'accoutumée énonce mon prénom et ma situation. "Thibault en 4 droite !". Erreur. Car j'entends une conversation déjà en cours. Je me rappelle alors que sur la barrette d'appel, la lumière était clignotante. Pas spécialisé sur 747, je n'ai pas compris immédiatement que j'avais affaire à un "appel général d'urgence". Or, lorsqu'un membre de l'équipage compose l'indicatif d'urgence sur son combiné, tous les interphones de la cabine - et du poste de pilotage - sonnent. Tous les PNC à proximité doivent alors prendre l'appel, et rester silencieux pour prendre connaissance de l'information. Ayant pris la conversation en cours, j'avoue que je ne suis pas certain d'avoir tout saisi... plusieurs personnes parlent en même temps... Je finis par "capter" qu'il s'agit d'un malaise pax. Ce cours laps de temps est un peu confus dans ma mémoire. Je raccroche et cherche des yeux ma chef de cabine qui était au combiné de la porte opposée à la mienne. Au même instant, un homme déboule devant moi; il parle fort. "She's really not looking well !". Je pose -enfin !- mon végé sur le bord du galley et m'avance de quelques rangs dans l'allée droite. Je vois, de loin, sur la gauche de la cabine cette passagère qui semble effectivement inconsciente. Je me retourne vers la CC. "Je vais chercher le DSA ? _ Oui, vas-y". Je remonte très rapidement l'allée droite. Plus question d'être commercial. Les "pardon me, excuse me sir" laissent place à de secs - mais efficaces - "Move ! Out of the way !". Ma collègue qui travaillait à l'avant avait préparé le défibrillateur et est partie à ma rencontre. Un autre collègue descend la trousse médicale d'urgence. En fait de trousse, c'est une imposante valise rouge contenant toutes sortes de produits et de matériel, utilisable par un médecin. Alors que j'arrive de nouveau à proximité de la porte 4, je vois que la CC a déjà dégagé tous les PAX assis autour de la victime afin que nous puissions l'extraire de son siège. Une collègue prend le DSA pour que je puisse aider la CC à dégager la passagère de son siège.
Depuis le début de l'alerte, c'est la première fois que je regarde la passagère avec attention. Je dois avouer que j'ai un choc. Sa peau est littéralement verte, cireuse. Je comprendrai par la suite qu'elle n'était pas réellement verte, mais bleue car cyanosée. Le néon jaunâtre de l'avion étant responsable de cette couleur verte. Ses yeux, grand ouverts, sont révulsés. On n'en voit quasiment que le blanc. Son pantalon est maculé d'urine. A première vue je ne discerne aucun mouvement respiratoire. Oui, elle est très mal. Avec ma CC, nous tentons de la porter hors de la rangée de sièges. Je me dis que c'est autrement plus difficile qu'à l'entraînement. Au BEPN, ce sont les collègues qui servent de victime. Ils ont beau rester aussi inertes que possible, on sait bien qu'ils ne se laisseront pas fracasser la tête contre un accoudoir ! La tête tiens justement. Ce fondamental, laissé de côté un quart de seconde sous le stress me revient. Il faut absolument bloquer la tête. Des séances d'entraînement me reviennent. Caler la tête de la victime sur sa propre épaule et la maintenir par derrière pour l'empêcher de basculer. Un frisson me parcourt. A ce moment-là, je suis persuadé de porter un cadavre. C'est horrible à dire je sais. mais c'est la sensation que j'ai en sentant l'oreille de la femme sur ma joue. Il est trop tard. J'essaye de chasser cette pensée alors que nous l'asseyons en biais -première étape- sur le siège côté couloir. La suite. Ah, oui, ramener les cuisses sur l'avant. Oui, c'est vrai elles sont pleines d'urine. Mais c'est tellement secondaire, on s'en fout. Nous nous regardons avec la CC. Cette fois ça y est, le grand saut, il faut qu'on la porte jusqu'à l'office, deux mètres derrière. 1, 2, 3, on soulève. Je soutiens, elle tire. Et nous y voilà. La couverture a été installée, l'oxygène est là. Pendant que nous extrayions la victime, un appel médecin avait été lancé au PA. Il y en a trois qui sont déjà là. Je suis impressionné. Depuis que j'ai raccroché le combiné, il a dû se passer une minute à tout casser. Et tout a bien coulé. On n'aurait difficilement pu être plus rapide. Je note l'heure : 6h10 Paris. 5h10 temps universel.
Je m'éloigne tout de suite pour laisser la place aux médecins. Connaissant mal la TMU et son contenu, c'est la CC qui s'occupe de leur donner les produits dont ils ont besoin. La famille de la victime est dans l'autre partie du galley. J'entreprends de collecter auprès d'elle toutes les informations susceptibles d'aider les médecins. Antécédents médicaux, traitements en cours etc... Le problème émerge rapidement. Cette suédoise a fait un œdème pulmonaire lors de son récent séjour en Amérique centrale. Elle a fait des radios sur place : poumons à 50% remplis de flotte. traitement pris, état stabilisé et médecin OK pour le vol retour. C'était visiblement un peu optimiste. Je transmets rapidement l'information à l'un des médecins. Puis je retourne dans l'autre galley. Il faut rassurer les deux filles de la victime, les soutenir le mieux possible. Elles sont tendues, visiblement anxieuses, mais ne paniquent pas. J'admire leur calme et leur courage.
En plus de la CC et des trois médecins, il y a deux PNC autour de la victime. C'est largement plus qu'il n'en faut, et je décide donc de me tenir à l'écart, de m'occuper des autres passagers. La chef nous demande de partir en service. J'essaye de garder le sourire au maximum, mais j'avoue que c'est difficile. Les yeux blancs et fixes de la femme restent sans cesse dans mon esprit. Le contact de sa peau cireuse contre la mienne au moment de la sortir de son siège... Des passagers, qui ont entendu l'annonce me demandent des nouvelles, un autre, motivé par je ne sais quel intérêt morbide me demande si la personne est morte. Un autre, plus intéressé me demande si on poursuit sur CDG, ou si on se "détourne". Non non, personne ne mettra de révolver sur la tempe du captain' pour changer de destination, on en est à peu près certain. Pour ce qui est de se "dérouter", non ce n'est à priori pas d'actualité !
Je viens aux nouvelles à la fin du service. La passagère est toujours inconsciente mais sont état est stabilisé d'après les médecins. Déjà, elle a repris des couleurs. Ça devrait aller. Je commence à me détendre, ô combien heureux de m'être trompé. Mais je ne peux m'empêcher de penser que c'était vraisemblablement une question de minutes.

Atterrissage musclé, freinage violent. J'imagine que les pilotes ont freiné à bloc pour pouvoir attraper un taxiway le plus rapidement possible et réduire le temps de roulage. D'habitude, le roulage sur une plateforme comme Roissy peut facilement prendre 25 à 30 minutes... nous mettrons peut-être 7 minutes pour rejoindre le parking. Un avion déclaré en urgence médicale, j'imagine qu'on le laisse passer...
Dernier virage, désarmement des toboggans. Le CCP effectue une annonce pour demander aux passagers de ne pas quitter leur siège, une intervention urgente du SAMU étant nécessaire pour la passagère. De la porte 5 où j'ai atterri, je n'ai pas de visibilité sur le galley. Finalement, le CCP invite les PAX à débarquer. Je me rends dès que possible dans le galley. Le médecin du SAMU est là, et je découvre avec bonheur que la passagère est assise dans le galley. Elle a repris connaissance. Le masque à O2 sur le nez, elle reprend doucement des couleurs. J'avais besoin de voir son visage, chasser de ma tête ces yeux révulsés pour les remplacer par ceux là, indéniablement vivants.

Installée sur une chaise roulante, couverture de survie sur les épaules et toujours le masque sur le nez, je la regarde quitter l'avion à reculons. Par hasard, nos regards se croisent un court instant. Je lui envoie un sourire que je souhaite réconfortant. Je ne suis pas certain qu'elle l'ait seulement perçu. Mais peu importe. Je souris rarement aux morts.
Alors c'est bon signe.

Et c'est pour ça, Ami Terrien, que je me dis maintenant que tout est relatif... Un passager qui s'énerve parce qu'il n'y a plus de poisson, un autre qui hurle au scandale parce que dans cette compagnie on fait des turbulences "exprès" : c'est vrai ce sont des problèmes. Mais quand on râle c'est qu'on est bien vivant.

Moi, ça me va.


*APDUV : acronyme fréquemment employé en aéronautique, généralement utilisé afin de dresser le constat désabusé d'un problème à la solution toute simple mais malgré tout impossible à mettre en œuvre du fait de l'absence totale de coopération de la part d'un tiers. APDUV, pour "Autant Pisser Dans Un Violon".

Montreuil, 28/03/10

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