
Nous nous sommes occupés de nos passagers, puis je suis allé me reposer. Pas de poste repos sur le 319 : le dernier bloc de sièges à gauche nous est dédié, séparé du reste de la cabine par un rideau. J'avais un livre avec moi. Un roman de Bernard Werber dans lequel il imagine la scolarité d'apprentis Dieux à Aeden. Atlas leur apporte des Terres d'exercice, des brouillons de mondes sur lesquels ils s'entraînent à influencer leurs peuples. Lorsque l'un de leurs professeurs n'est pas satisfait, ou si une sanction est nécessaire pour punir un élève, il déclenche de son Ankh la colère divine, qui par une pluie de météores, qui par la foudre.
Je n'ai pas réussi à ouvrir mon livre. Le ciel était clair sous l'avion, et je voyais le grand désert défiler sous nos ailes. Spectacle fascinant que ce monde qui se déroule sous mes fesses. Après quelques minutes de contemplation, je fais abstraction de mon environnement immédiat. J'ai l'impression que je suis immobile et que c'est la planète entière qui tourne sous moi. Alors que je rejoins le temps universel à quelque 900km/h, celui-ci est comme figé, abstrait. J'écarquille les yeux; qui sait peut-être vais-je voir, fendant un nuage, Saint-Ex ou Mermoz aux commandes de son avion ? L'aviateur pousse sa machine improbable vers Dakar, les coffres emplis de courrier. Il s'y posera avant de repartir pour Buenos Aires, il prendra un peu de repos avant d'affronter l'Atlantique Sud... Il livrera bataille, des heures durant, pour que le courrier passe. Coûte que coûte.
Il y a quelques jours de ça, douze de mes collègues, là-bas, de l'autre côté, ont effectué exactement les mêmes gestes que les miens aujourd'hui. Équipements vérifiés, plateaux comptés, clients accueillis. Rapidement, leur grand oiseau s'est engagé au-dessus de l'océan. Nul besoin avant cela de s'arrêter à Recife ou Natal. De nos jours, le courrier, les hommes et les idées traversent les hémisphères sans escale, à une vitesse prodigieuse. La Ligne n'est plus affaire d'as ou de pionniers depuis longtemps. Il n'y a guère plus que dans les rêveries futiles de quelques travailleurs CDIsés des airs que l'on entend vrombir, crachant, fumant, haletant, le moteur des Mermoz et des Guillaumet en lutte pour Elle. Et c'est bien normal. Il n'empêche. Il n'empêche que la Ligne est toujours affaire d'hommes; des hommes et des femmes qui ont pour métier une passion. Cette nuit là, brutalement, la Ligne les a arrêtés nets.
En regardant ce désert, immobile et fuyant sous nos ailes, je ne peux m'empêcher de penser à eux et aux passagers qu'ils accompagnaient, ces hommes et ces femmes qui par leur fidélité nous permettent à nous navigants de vivre au quotidien cette joie, ce bonheur d'exercer ce métier extraordinaire qui contribue à lier les peuples et les idées, dans l'adversité d'un monde immense, minuscule et imprévisible.
Je suis dans une chambre d'hôtel en Afrique. La climatisation mécanique fait un bruit pas possible. Les moustiques tournent autour de moi, attendant que je m'endorme pour débuter le festin. Il est 1h du matin, temps universel. J'ai trop chaud, et la présence rassurante de celle que j'aime me manque terriblement. Mais je suis reparti parce que la vie continue, parce que nos clients sont toujours là, parce que des mères veulent aller voir leurs fils expatriés, parce que des enfants se font opérer et rentrent au pays. Parce que j'aime ça.
Comme vous aimiez ça, mes chers, mes très chers collègues.
Et dans chaque escale, à bord de tous les avions, au dessus des déserts, des océans ou des mégalopoles, vous repartirez toujours, un peu, avec moi.
"Une fois pris dans l'événement, les hommes ne s'en effraient plus. Seul l'inconnu épouvante les hommes".
Antoine de Saint-Exupéry, in Terre des Hommes
Nouakchott, les 04-05/06/2009
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